Des Balkans à la Russe
haïkus de Bosnie-Herzégovine, de Croatie, de Pologne, de Roumanie, de Russe, et de Yougoslavie

Ryu Yotsuya
(Tokyo, Japon)




Dans cet article, j'apprécie les haïkus d'Europe orientale et de Russe insérés dans Haïku sans frontières: une anthologie mondiale.
 
 

Stara uciteljica
u sumrak zalijeva
ukradenu ljubicu.

 

La vieille institutrice
au crépuscule arrose
la violette volée.
 

Zarko MILENIC (Bosnie-Herzégovine)

Quelqu'un a déraciné la violette dans le parterre. Quel inhumain acte est-il d'arracher et de voler la fleur qu'une vieille femme a cultivée. Cependant de l'eau en arrose la trace à la même manière que quand la violette était là. Qu'elle soit là ou non, l'affection de l'institutrice se transforme en gouttes d'eau pour pleuvoir sur le jardin. La scène est triste, mais ce haïku nous donne l'idée que le sentiment humain peut arroser même un espace complètement vide. Il est un beau haïku.
 
 

Zaba preskace
svoju sjenu:
protice noc...
 

Une grenouille saute
au-dessus de son ombre:
passe la nuit...

 

Marijan CEKOLJ (Croatie)

J'imagine la scène comme juste au-dessous d'une fenêtre à la nuit. Dans l'obscurité, seuls alentours de la grenouille sont faiblement éclairés. Tout à coup, elle saute comme si elle était étonnée; elle retombe presque au même endroit et continue d'être immobile.

Ce haïku exprime l'immobilité. Quoi qu'il soit arrivé à la grenouille, de quoi qu'il ait été étonné, la nuit toujours s'avance et le temps ne cesse pas de couler comme si rien ne s'était passé. Le poète décrit un petit animal pour montrer la structure ferme du temps.

 
 

Sa oranice
gruda zemlje uzleti -
postade seva.
 

 

Du champ labouré
Une motte de terre s'est élevée -
est devenue hirondelle.
 

Anto GARDAS (Croatie)

En lisant la première ligne, on imagine une nappe de champs labourés. À la deuxième, nous arrêtons nos yeux sur une motte de terre qui y bouge; qu'est-ce qui se passe? À la troisième, elle se transforme en hirondelle et s'envole vers le ciel. C'est l'intérêt de ce poème que le point de vue change deux fois, ainsi que «champ grand --> petite boule de terre --> ciel tout étendu».
 
 

Pomicuci sjene -
odlazi ljeto
u dubinu sume...

 

Remuant les ombres -
l'été s'en va
dans la profondeur de la forêt...
 

Snjezana MUSTAC (Croatie)

Ce haïku ne décrit pas des objets concrets minutieusement. Mais quand je le lis, je vois une scène de fin de l'été comme si je pouvais le toucher. La saison où l'animation d'été et la fraîcheur d'automne s'entrecroisent. L'air a encore chaud, mais on sent un peu de froid dans le vent. Les arbres qui sont devenus épais pendant l'été se balancent; leur feuillage est si dense et leurs ombres sont si abondantes qu'on ne peut pas distinguer si les ombres suivent les arbres ou les arbres suivent les ombres.
 
 

Urny w witrynie
zakladu pogrzebowego -
przebudzenie miasta

 

 

Urnes dans la vitrine
de l'entreprise de pompes funèbres -
réveil de la ville
 

Piotr Wiktor LORKOWSKI (Pologne)

On trouve une vue ironique dans ce haïku, car la ville est en train de se réveiller tandis que les urnes sont des récipients dans lesquels nous «dormons». Il semble que les poèmes de ce poète souvent reflètent l'idée de memento mori. Le haïku est originairement un genre qui excelle en esprit et en humour, mais j'ai l'impression qu'en Pologne il commence à porter des fruits tout à fait différents qui ont des ombres lourdes.
 
 

In virful stincii
o spartura
in forma de fluture

 

Au faîte du rocher
une cassure
en forme de papillon
 

Constantin ABALUTA (Roumanie)

De l'expression «une cassure en forme de papillon», je reçois une impression très forte et bouleversante. Un papillon est une existence belle et mignonne, cependant une fois utilisé pour comparer une cassure au faîte du rocher, il présente une image inquiétante. Il apparaît que la cassure battra des ailes et bougera comme un être vivant.
 
 

iarna geroasa -
pe coada toporului
conturul palmei

 

dur hiver -
sur le manche de la hache
le contour de la paume
 

Valentin E. BUSUIOC (Roumanie)

J'interprète ce haïku comme description d'une hache usée dont le manche s'est creusé de forme d'une paume. Laissée toute seule dans le froid rigoureux d'hiver, avec une lame luisante, elle nous donne une impression très désolée. Pourtant on a trouvé une marque sur la manche et comprend qu'elle est une empreinte de la main; la propriétaire avait brandi la hache si longtemps que sa paume y avait marqué sa forme, ce qui nous fait soudain sentir sa tiédeur humaine.

La vue du poète qui regarde fixement la marque du contour de la paume dans le froid est très poétique. En même temps, la combinaison du dur hiver et le manche de la hache semble très raffinée et convenable au haïku.
 
 

In piata mare
cu un cocos in brate -
batrinul dresor.
 
 

Au grand marché
avec un coq dans les bras -
le vieux dresseur.

 

Dumitru D. IFRIM (Roumanie)

Ce haïku évoque une vision très exotique à nous Japonais. À nos marchés, il est rare de voir un coq vivant. Il se peut qu'on trouve si peu d'agriculteurs qui portent un coq même en Roumanie aujourd'hui, que le poète a accueilli ce dresseur à sa poésie.

Ce poème ne décrit pas la scène minutieusement. Il n'explique guère le caractère du grand marché, ni l'allure de l'homme. Par conséquent, il nous donne une impression abstrait; il me semble qu'un paysan qui n'est personne marche dans un marché qui n'existe à aucun endroit. Devant nous apparaît une illusion d'un vieillard qui, un coq dans les bras, avance éternellement dans la lumière vague.
 
 

brodyachij pes
opyat' brosaetsya za mnoj
kogda ya oborachivayus'
 
 

un chien errant
recommence à me suivre
quand je me retourne
 

Alexey ANDREYEV (Russie)

Il est possible de considérer ce chien comme doppelganger (double) du poète; par exemple, nous pouvons penser qu'il doit être le symbole d'un souvenir amer qu'on ne peut pas jeter ou du sentiment de culpabilité non supprimable. Cependant, en fait, cette sorte d'interprétation trop profonde tombe dans la banalité et n'est pas intéressante. Nous ferons mieux de lire le contenu à la lettre et comprendre que ce poème décrit un chien réel une fois chassé, mais qui suit encore.

Le poète, ayant débarrassé le chien, croyait qu'il ne serait plus sur ses talons. Pourtant, quand il s'est retourné après avoir marché un peu plus, il l'a trouvé tout près. L'image de cet homme embarrassé est humoristique; en même temps, il semble qu'il ait commencé à s'attacher à cet animal peu à peu.
 
 

Dolazim s puta
susetka - osedela -
prostire rublje
 
 

Je rentre de voyage
la voisine - ses cheveux plus gris -
étend du linge
 

Mirjana BOZIN (Yougoslavie)

Au moment où nous rentrons chez nous d'un long voyage, un sentiment étrange nous saisit toujours. Tous sont chers, mais après la longue absence, même les choses les plus familières semblent nouvelles et elles commencent à avoir des sens différents de à autrefois.

À ce poème, que la voisine étende du linge, cela est une scène qui n'a pas changé depuis le temps où il est parti. Cependant des cheveux augmentés dans sa tête nous apprennent que le temps n'arrête jamais.
 
 

Puzeva srma
dovede me do prazne
skoljke u travi.
 
 

La mucosité brillante de l'escargot
m'a amené jusqu'à une coquille vide
dans l'herbe.
 

Dobrica ERIC (Yougoslavie)

La mucosité brille en argent sur la terre. En la suivant, le poète s'attendait à trouver un escargot, mais il ne trouve qu'une coquille qui manque la chair. Un moment de désappointement. Mais on ne peut pas dire que ce haïku tente de présenter une image nihiliste. Il adopte spécialement comme son sujet un être insignifiant tel qu'une coquille vide, ce qui semble montrer un intérêt positif du poète au petit animal qui est devenu seule une coque. Ému, Dobrica apprécie le fait qu'une vie était active ici une fois, même si elle a perdu la chair maintenant.
 
 

Covek nosi
snop zita i svoju
veliku senku.
 
 

Un homme porte
une gerbe de blé
et sa grande ombre.
 

Lenka V. JAKSIC (Yougoslavie)

Je voudrais comprendre ce haïku comme paysage d'une nappe de blés de l'après-midi. Dans les champs, rien n'arrête les rayons et l'on ne voit que des blés fructueux et un homme qui y travaille. Le soleil qui a commencé à décliner fait l'ombre de l'homme de grande taille plus longue. La comparaison entre l'or vif de blés et le noir vague de l'ombre d'homme nous impressionne brillamment.

Ryu Yotsuya (Juin 2000)