Lumière de luciole et Kafka
haïkus d'Allemagne, d'Autriche, et de Belgique (flamand)

Yasuko Nagashima
(Tokyo, Japon)





Le langage ou la langue est un héritage culturel vivant. L'expression "héritage" nous évoque une image d'un patrimoine matériel, mais ce que j'indique par ce mot, c'est une culture spirituelle ouverte au tout le monde, dont chaque élément porte de la tradition énorme. J'ai commencé cet article par constater cette prémisse majeure, parce que je veux lire les poèmes étrangers pour savoir quelle influence exerce leur culture sur les mots, et que je m'intéresse à quel visage aura le haïku, forme de poésie dont le pays natal est le Japon, quand il devient un héritage culturel partagé par les peuples de divers pays. Le premier point de vue m'a amenée à la question que leurs haïkus puissent exprimer des univers que nous haïkistes japonais n'avons pas composés ; le deuxième à la question que dans cette petite forme poétique ils puissent établir la poésie que tous les peuples partagent, c'est-à-dire que la république de poésie y se forme. En conclusion, je me suis satisfaite sur tous les deux.

Regen ist ein Fest
Er tanzt auf dem Wasser und
singt in den Baumen.

 

La pluie, c'est une fête.
Elle danse sur les eaux et
chante dans les arbres.
 

Margret BUERSCHAPER (Allemagne)
 

Sie leuchtet weißer
im steigenden Morgenrot:
dünne Nebelschicht.

 

Elle brille plus blanche
dans l'aurore montante:
la mince couche de brume.
 

Jutta CZECH (Allemagne)
 

Taugefüllt der Kelch
der Lilie. In ihm des
Mondes Spiegelbild -

 

Le calice du lis
rempli de rosée. Dedans
se reflète la lune -
 

Isolde Helga SCHÄFER (Autriche)
 

Leurs poèmes qui chantent la pluie, la brume, la rosée, la neige, le vent, etc. souvent adoptent la prosopopée ; j'y ai trouvé une compréhension de phénomènes naturels qui est commune au Japon et aux pays étrangers. Cependant la scène devient plus attractive au cas où un être humain y apparaîtrait.

Regenduft im Haar -
im Netz aus Seidenfäden
Perlen zum Abschied.
 

Odeur de pluie dans les cheveux -
dans ce réseau de fils de soie
des perles pour un adieu.

 

Brigitte DORFINGER (Autriche)
 

tiefschwarze wolken
hängen am himmel - in der
hand ein alter brief.

 

des nuages d'un noir d'encre
suspendus dans le ciel - dans la main
une vieille lettre.
 

Petra SELA (Autriche)

On peut regarder ces haïkus comme correspondance entre la nature et le monde humain ; en même temps c'est intéressant que les perles soient la métaphore de gouttes de pluie, la lettre celle de nuages.

Der kleine Laubfrosch,
geschmückt mit altem Gras, sucht
eine neue Braut

 

La petite rainette,
parée de vieilles herbes, cherche
un nouvel amant
 

Ingrid GRETENKORT-SINGERT (Allemagne)
 

De oude kater
is gegaan zonder geluid -
alleen in de nacht.
 

 

Le vieux matou
s'en est allé très doucement -
seul dans la nuit
 

Heidi VAN SCHUYLENBERGH (Belgique)
 

gut gemeint Leuchtkäfer
aber für Kafka
reicht dein Licht nicht
 

 

c'est gentil luciole
mais pour Kafka
ta lumière ne suffit pas
 

Martin BERNER (Allemagne)
 

Beaucoup d'entre leurs haïkus décrivent de petits animaux, surtout des insectes et des oiseaux ; s'y unissent le trait d'esprit uniquement européen et le réalisme détaillé que le haïku japonais manie, ce qui nous charme. Le poème du «vieux matou» m'a rappelé un des haïkus de Shuson Kato :

Champs de graminacées toutes vertes
devant un chat
qui va chercher un endroit pour mourir.

Le haïku du «luciole» est, par sa particularité, devenu un des plus émouvants dans cette lecture. Je l'ai traduit en japonais de 5-7-5 syllabes : «Hotarubi no Kafuka o terasu ni wa tari nu». Depuis quelques jours, je répète cette traduction dans mon coeur et je me souviens du portrait de l'auteur de «La Métamorphose»; bouleversant est l'esprit poétique qui a confronté la luciole mystérieuse, un des symboles de l'esthétique japonaise qui a été traité dans le tanka et le haïku innombrables fois depuis les temps anciens, et Kafka, auteur extrémiste moderne. Ce contraste ne montre pas les mérites et les défauts de notre haïku et la littérature occidentale, mais suggère leur différence du domaine et de la propriété.

Keine Post brachte
der Bote heut. Nur Schnee liegt
auf dem Briefkasten.

 

Pas de courrier ce matin.
Rien que la neige
qui couvre la boîte.
 

Friedrich HELLER (Autriche)
 

Auf dem kahlen Feld
ein vergessener Kurbis
im Abenddammern.
 

 

Dans le champ dénudé
une citrouille oubliée
dans le crépuscule.
 

Heidelore RAAB (Autriche)
 

Zelfs bij klokgelui
zit hij roerloos in het galmgat,
de oude duiver.
 

  Les cloches sonnent.
Le vieux pigeon reste immuable
dans la baie du clocher.
 

Paul BERKENMAN (Belgique)

Malheureusement je n'ai pas voyagé en Allemagne, ni en Autriche, ni en Belgique et je n'ai pas eu de chance de voir leurs paysages. Je peux pourtant apprécier ces haïkus à mon aise sans me rappeler que les pays me sont inconnus. Ils présentent clairement la scène, certains ont l'air d'anciennes peintures flamandes.

Même au cas où l'on décrirait un objet matériel, si on adopte des langues différentes, il se produit souvent une nuance d'image entre eux; mais dans les poèmes cités plus haut, parce que les mots indiquent presque même chose qu'en japonais, nous pouvons goûter l'évocation commune entre les auteurs et nous. C'est significatif que ces haïkus mettent l'accent sur la vue; le pouvoir d'évocation suscité par l'image est une grande arme quand on écrit et reçoit un haïku en franchissant la frontière, ce qui devait être dit par les précédents. Si j'ajoute une opinion personnelle aux haïkus ci-dessus, ils semblent nous annoncer la solitude universelle par la correspondance entre l'humain et la nature. Ces poètes traitent une sorte d'absence plusieurs fois. Est-ce que nous pouvons avoir de la sympathie avec les étrangers par l'intermédiaire de l'idée de l'absence? Ou la forme du haïku montre, selon sa fatalité, la présence au-delà de l'absence?

Bij de haarkapper
wordt het wereldgebeuren
tot dorpsniveau verknipt.

 

Chez le coiffeur
les événements du monde sont découpés
au niveau du village.
 

Ferre DENIS (Belgique)
 

Vrijdag en maandag
praten de verkoopstertjes
over slechts één ding.
 

  Vendredi et lundi
elles ne parlent que d'une chose
ces jolies vendeuses.
 

Bart MESOTTEN (Belgique)

L'humour et l'ironie, autres propriétés caractéristiques du haïku, aussi appartiennent au domaine facile à comprendre; ces deux haïkus contiennent assez de tels caractères. Les regards sont si tendres et les images sont distinctes qu'on peut partager l'ironie.

Beeren rot und gelb
dort am Zaun im Sonnenschein.
- Fülle und Abschied -

 

Baies rouges et jaunes
là sur la clôture au soleil.
- Abondance et adieu -
 

Ursula GROKEL (Allemagne)
 

Im Schneegefieder
verschwinden die Konturen -
wie Geist hinterm Wort.
 

 

Dans ce plumage de neige
les contours disparaissent -
comme l'esprit derrière le mot.
 

Werner MANHEIM (Allemagne)
 

Licht und Dunkelheit:
Zwischen den Gegensätzen
findet sich Heimat.
 

  Lumière et obscurité:
entre les extrêmes
se trouve la patrie.
 

Ernst FERSTL (Autriche)
 

unberührter wald;
unter der schneedecke die
schritte von gestern
 

 

forêt intacte;
sous la couche de neige, les
pas de la veille
 

Mario FREINGRUBER (Autriche)
 

Ce sont les poèmes ci-dessus qui ont attiré mon regard et m'ont fasciné le plus. Quand je lis les poèmes occidentaux, la beauté des mots qui indique des idées abstraites m'émeut. «Abondance», «adieu», «esprit», «patrie» dans les vers sont des mots auxquels aucune expression du japonais ne correspond pas exactement. Je crois que je comprends bien les contenus de ces mots par le français, mais il se peut que quelque décalage se glisse entre l'image dans ma tête et l'intention de l'original. Malgré cette possibilité, le charme des haïkus étrangers se compose pour moi de la beauté des mots conceptuels qui sont universels et qui en même temps nous apportent une nouvelle idée.

Comme tous nous le savons, le haïku donne de l'importance au «croquis pris sur le vif». Les haïkistes évitent d'expliquer leurs sentiments et leurs compréhensions, ou de les confier aux mots conceptuels, et ils décrivent exclusivement des objets d'après nature. Ils font parler des objets, ils ne font allusion à leurs coeurs et leurs compréhensions que derrière des objets. Par exemple nous, haïkistes japonais, sommes contents de seulement décrire la couleur et la forme de baies et excluons l'idée de parler d'«abondance» et d'«adieu», car nous pensons que ces déclarations appartiennent au commentaire ou à l'explication. Nous visons à fondre la pensée dans des objets parfaitement. Comme exemple de notre haïku japonais, je cite un des haïkus de Kyoshi Takahama:

Vitesse
d'une feuille de radis
qui fuit sur l'eau.

Je crains que tel haïku ne refuse l'interprétation par la logique et ne soit difficile pour les étrangers à comprendre. Toutefois, même en Occident, des objets souvent symbolisent d'autres choses, ce qui nous fait tomber dans l'embarras. Nous sommes un peu sortis du sujet, mais il me paraît que les beaux mots idéals et abstraits, propriété commune des langues occidentales, ajoutent un nouveau caractère à cette forme de poésie et participe à établir un univers de haïku sans frontière.

het zwijgen
onder mijn voeten
als wij alleen zijn
 

le silence
sous mes pieds
quand nous sommes seuls

 

Marcel SMETS (Belgique)
 

Die grote stilte.
Het vallen van sneeuwvlok
op sneeuwvlok.

 

Cet énorme silence.
Cette retombée de flocon de neige
sur flocon de neige.
 

Herwig VERLEYEN (Belgique)

Voici deux poèmes qui utilisent un autre mot conceptuel: «silence». Ces compréhensions du silence ont quelque chose commune avec la sensibilité japonaise. Le premier contient l'adoration pour la nature et l'introspection, ce qui sied à ce poète qui respecte Santoka; il le considère comme «existentialiste». Le dernier saisit délicatement et matériellement la neige et il m'évoque un haïku de Hakyo Ishida:

Silencieusement et richement
la neige fait splendide
la morgue.

Il me semble que ces poètes découvrent la caractéristique de forme et de contenu du haïku dans la fusion heureuse de l'idée et la poésie. Leur manière m'apparaît respectable et je trouve dans les poèmes de tous ces trois pays dont je me charge beaucoup de points qui sont instructifs pour le futur de notre haïku japonais.


Yasuko Nagashima
(Juillet 2000)

traduit par Ryu Yotsuya


Yasuko Nagashima:

Elle déploie son activité comme poète et critique dans le monde du haïku. En 1983 son recueil de haïku Mahiru a reçu le septième prix de Haïkuiste féminine contemporain (Gendai haïku joryu sho).

Ses recueils de haïku

Ses recueils de prose