Ma Découverte du haïku
haïkus du Japon

Gilles Fabre
(Dublin, Irlande)

Ma Découverte du haïku

J'ai découvert l'art du haïku par l'intermédiaire des traductions en français (Le Livre d'Or du Haïku de Pierre SEGHERS, Fourmis sans Ombres de Maurice COYAUD) et en anglais des Maîtres japonais classiques au milieu des années 80 et ce n'est qu'une dizaine d'années plus tard que j'ai découvert les auteurs japonais contemporains et les poètes occidentaux, notamment grâce à Internet. J'ai donc bénéficié d'un certain temps pour digérer et tenter de comprendre les caractéristiques du haïku et aussi réaliser son origine si ancrée dans la culture et le patrimoine de cette nation. J'ai par la suite développé une prédilection pour le dépouillement et cette voix intérieure que l'on retrouve dans ce genre poétique ainsi que l'humble et apaisée reconnaissance de la vie et de la beauté de celle-ci que la lecture de haïku provoque. Le haïku valorise chaque moment de la journée, révèle la poésie contenue dans nos actes et actions de tous les jours : il nous fait arrêter quelques instants, respirer et réfléchir à notre condition et à notre présence, entourés que nous sommes par la Nature.

Ne piétinez pas cet endroit
hier soir il y avait des lucioles
par là (1)
Seul
prenant mon repas
le vent d'automne (2) (Issa)

Après les Maîtres, j'ai découvert des auteurs qui font maintenant partie de mes haïkistes préférés tels que Santoka Taneda, Hosai Ozaki et Shuson Kato, et tout récemment Sumitaku Kenshin. Et ces auteurs du vingtième siècle, comme leurs prédécesseurs, s'inspirent du monde qui les entoure même si ce monde offre d'autres repères. Ces auteurs respectent l'essence et la particularité de l'art du haïku en faisant passer cet impact, cette expérience, cette communion qu'instaure l'auteur du haïku entre le moment vécu (son expérience) et le lecteur. Les haïkus qui suivent amènent cette compréhension instantanée qui transcende frontières et restrictions culturelles.

Seul je regarde la lune
Plonger derrière les montagnes
     (3) Santoka Taneda
Pour cuire des haricots
tout ce jour
était à moi
      (4) (Hosai Ozaki)
La lueur dans l'oeil
du faisan ~ ce que c'est
d'être vendu
      (5) (Shuson Kato)

Haïku classique et moderne

Alors faut-il comparer ou opposer des haïkus d'hiver classiques (dans un Japon où il fait presque aussi froid dehors que dedans, malgré le traditionnel brasero) et modernes (avec le confort du chauffage central etc.) ? Le Japon autant que le monde a changé depuis l'époque de Basho et le haïku est pour moi une respiration mais aussi le reflet du monde dans lequel nous vivons, des activités de la Nature (haïku classique) à celles de l'Homme (haïku moderne).

Seul au monde
tristesse !
seul avec une bouillote (6) (Shiko)
 
Elle couvre ou la tête
ou les pieds
la vielle couverture (7) (Buson)
 
Viens donc moineau
sur ce carré de neige fondue
devant ma porte (8) (Issa)
Nuit glaciale
la cruche qui éclate
me réveille (9) (Basho)

Ne faut-il pas plutôt chercher cette quintessence conductrice du haïku : partager une émotion sans obligatoirement respecter les règles traditionnelles. Il y a dans tous les aspects de notre vie moderne des exemples de telles transformations et évolutions technologiques (transport, communication, santé etc.). Une évolution des termes (kigo par exemple, voire disparition) et des règles (17 syllabes) semble inhérente à une évolution de la société (mentale et matérielle) et inéluctable.

La poésie occidentale a d'ailleurs vécu la même chose au début du vingtième siècle avec l'abandon des règles poétiques traditionnelles (pieds, rimes etc.) avec le surréalisme influencé par Arthur Rimbaud qui avait déjà mis à mal certaines règles à la fin du dix-neuvième siècle. Mais peut-on avancer que ce qui fait l'essence de la poésie ou de l'art poétique a disparu à la lecture de Breton, Michaux etc. ? Je retrouve dans les auteurs contemporains japonais de cette anthologie et d'autres la même essence poétique et « haïkuesque » que chez les Maîtres classiques.

Tout le monde dort
rien entre
la lune et moi (10) (Seifujo)
 
Suspendus dans la nuit
une perfusion et
la lune blanche
      (11) (Sumitaku KENSHIN)
 
La rivière en été
malgré le pont
le cheval traverse dans l'eau
     (12) (Shiki)

Le devant de la locomotive à vapeur
arrive le premier et après
le conducteur en sueur
      (13) (Toka KANEKO)

Et ces haïkus modernes qui suivent ne sont-ils pas dans la lignée de ceux du Maître Issa (ou de Basho ou Shiki qui décrivaient leur fragile santé ou les derniers instants de souffrance de leur vie) ?

Malade au fond du lit
autour de moi le bleu profond
de la mer en hiver
      (14) (Ippero NAKATSUKA)

Malade au lit
c'est un arbre d'hiver
qui accroche mon regard
     (15) (Shuson KATO)

Faut-il d'ailleurs rester ancré ou tourné vers le passé ou plutôt considérer, questionner les valeurs de notre passé et trier ce qui peut être bénéfique pour notre futur ? Tout Maître enseignera toujours à son élève d'écouter son professeur mais aussi de tirer ses propres enseignements de son expérience et de ses réflexions. Notre culture, et donc la poésie, est une somme de facteurs et d'influence qui évolue pour ne pas mourir.

Ce qui m'importe donc en priorité est l'aspect culturel, psychologique voire métaphysique que peut véhiculer un haïku et c'est la force, l'originalité de cette information, et sa présentation (c'est à dire le style et le ton) qui donnent cet aspect intemporel au haïku qu'il soit classique ou moderne dans le sujet traité. Cette distinction n'importe plus dès lors que l'essence du haïku est atteinte.

De plus en plus froid
le téléphone noir
dans la nuit
    (16) (Sumitaku KENSHIN)

Ma vie
devant ce chrysanthème
se tait soudain
    (17) (Shuoshi MIZUHARA)

En lisant et relisant ces traductions, et il est agréable de voir combien de fois un bloc sémantique composé d'un si petit nombre de mots peut être lu et relu avec le même plaisir et à chaque fois avec une nouvelle fraîcheur voire sensation. Les haïkus qui deviennent mes haïkus préférés (et déterminent ensuite mes haïkistes favoris) sont ceux que je lis et relis après que leur première lecture m'a accroché. Ce sont ces haïkus que je recopie ensuite sur un livre (une édition française des haïkus de Basho) que j'emporte avec moi lorsque je voyage. Ce sont aussi ces haïkus que je reporte sur le site Internet, Haiku Spirit, dont la revue irlandaise du même nom m'a confié la responsabilité.

L'Anthologie

L'intérêt de cette anthologie est donc, en plus de présenter au monde des haïkus contemporains du monde entier avec une unité (et une qualité) de traduction vers une seule langue, de réunir et de faire connaître des haïkistes japonais modernes (Shuson Kato, Tota Kaneko etc.) et d'autres plus établis (Shiki Masaoka, Soseki Natsume, Kyoshi Takahama, Hekigodo Kawahigashi) créant un passage de relais entre le haïku classique et le haïku contemporain à l'attention du lecteur occidental.

Cette anthologie trace aussi à mon avis une voie, un chemin à suivre : le haïku japonais a évolué, le haïku a désormais franchi les frontières (depuis les premiers haïkus occidentaux, en français, de Michel Vocance en 1905), et le relais technologique Internet pourrait le rendre encore plus présent et fort, et cette distinction entre le haïku japonais et le haïku occidental doit être nuancée. En tant qu'occidental, on ne peut que reconnaître la valeur et la qualité des haïkus classiques (et une certaine dette envers leurs auteurs) et en tant que japonais, accepter que le haïku présente un intérêt qui dépasse les frontières et puisse être le moyen d'expression poétique de qualité d'autres sensibilités, cultures et émotions. En linguistique générale on considère que tout est traduisible parce que l'homme est le même dans le monde entier et cherche à exprimer les mêmes choses, les langues n'étant que des produits et véhicules culturels temporels et géographiques. Le haïku allant à l'essence des choses doit aussi respecter cette règle.

Cette anthologie montre et démontre que le contenu du haïku (l'esprit) est plus important que le contenant (la langue et la culture) et peut à mon avis servir de point de départ pour le haïku et les haïkistes du monde entier. Le haïku est aussi un style poétique avec une origine culturelle précise mais, comme ça a été le cas pour d'autres techniques d'expression artistique, d'autres cultures l'ont adopté en y intégrant leurs spécificités mais aussi en essayant d'en respecter les particularités. Une culture (et ses éléments) peut-elle, en l'an 2000, rester prisonnière dans les frontières d'une seule nation? Peut-on empêcher une idée ou un concept de franchir les frontières en l'an 2000 ?

Un exemple pour le haïku occidental

Si cette anthologie réunit différentes écoles, époques et tendances du haïku japonais, elle réunit aussi sous la même égide et sans discrimination, des haïkus contemporains japonais et occidentaux. Elle crée une passerelle entre les poètes japonais pour qui le haïku fait partie de leur culture et patrimoine et les occidentaux dont la passion et l'intérêt pour ce genre peuvent avoir diverses origines (poésie, méditation, zen etc.) en général de deuxième main (traduction, influences...). Elle permet aussi de mettre à mal la conception insulaire que seuls les haïkus japonais sont des haïkus en démontrant que le haïku est un genre certes originaire du Japon (et les auteurs japonais ont sans aucun doute des caractéristiques intrinsèques ou uniques) mais aussi un genre qui peut être pratiqué et apprécié dans le monde entier. Cette restriction (ou cette notion de dépositaires de droit) existait après tout dans d'autres formes artistiques avant d'avoir été remise en question : faut-il être italien pour écrire des sonnets, noir américain pour jouer du jazz... ?

La solution à ce problème se trouve à mon avis dans l'originalité et le respect des particularités de chaque culture. Un haïku occidental ne doit pas imiter un haïku japonais ou classique. Il doit reposer sur les principes neutres et objectifs du haïku mais ne doit en aucune manière copier l'implication culturelle ou spécifique du haïku du pays du soleil levant. Comme le disait Basho, il ne faut pas copier, il faut être soi, être un arbre pour écrire à propos d'un arbre et par conséquent être français ou japonais ou canadien ou autre : il faut surtout suivre la voie de la vérité et éviter tout artifice.

Ne me ressemblez pas ~
coupé en deux
un melon (18) (Basho)

Votre découverte

Alors vous aussi, partez à la découverte de votre voie, à la découverte du haïku mais n'oubliez pas que tout apprentissage demande une certaine discipline, un certain respect des règles au départ et de la patience. Commencez par le début et développez vos propres enseignements et techniques.

« Voyageur »
sera mon nom ~
première averse de l'hiver (19) (Basho)

Remerciements

Je souhaite exprimer mes remerciements les plus chaleureux à André Duhaime pour sa disponibilité et son énergie et la compétence de ses activités pour le haïku.

Alain Kervern pour ses connaissances dont je conseille la consultation (les 5 volumes de sa traduction du Saïjiki) et pour m'avoir fait découvrir Shuson Kato.

Patrick Blanche pour sa correspondance et pour m'avoir fait découvrir cette année Sumitaku Kenshin.

En Irlande, Jim Norton pour sa démarche.

Je souhaite enfin remercier les collaborateurs de Mushigane pour m'avoir demandé de collaborer à leur journal et site.

Gilles Fabre
http://gofree.indigo.ie/~gfabre/


Sources

(1), (2), (6), (8), (10) : Fourmis sans Ombres

(3) : Mountain Tasting, Zen Haiku of Santoka Taneda, traductions de John Stevens.

(4) : OZAKI HOSAI Portrait d'un moineau à une patte, Traduit par Makoto Kemmoku et Alain Kervern (éditions Folle Avoine)

(5) : traduction/adaptation de Gilles Fabre

(7), (9), (12) : Collections Moundarren

(11), (16) : Inachevé, Haïkus de Sumitaku Kenshin, traduits par Makoto Kemmoku et Patrick Blanche

(13), (14), (15) : Anthologie Haiku Sans Frontières

(17),(18), (19) : Basho and His Interpreters, de Makoto Ueda (traduction/adaptation de Gilles Fabre)

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