LE VIDE DANS LE CERCLE DE LA CORDE À SAUTER
haïkus du Japon

Thierry Cazals
(Paris, France)

Ce jour-là, Paris était étonnamment calme. Des voisins avaient mis à sécher sur leur balcon une petite robe bleue qui remuait doucement dans le vent. Assis à mon bureau, je feuilletais un recueil de haïku provenant du monde entier : Japon, Australie, Brésil, France, Grèce, Canada...

L'anthologie réunissait en un seul volume une multitude de pays et de langages différents !

Y avait-il un point commun à toutes ces expérimentations poétiques ?

Je me souvins alors d'une parole de Santoka :
« Tout ce qui n'est pas réellement présent dans le coeur ne relève pas du haïku. »

Oui, c'est cela, murmurais-je silencieusement, le coeur est le seul et unique territoire du haïku.

Le coeur est l'humus originel où toute poésie véritable prend racines.

Levant les yeux vers le ciel, je contemplai la petite robe bleue flotter dans les airs.

Cela dura une éternité. Puis, pour me reposer un peu, je commençais à lire quelques haïkus...

Araumi ya nawatobi no naka garandô

Mer agitée
l'espace dans le cercle de la corde à sauter
est entièrement vide

Ce poème de Niji Fuyuno est à la fois limpide et complètement énigmatique.

Nous sommes au bord de la mer. Une mer houleuse et agitée. Non loin de là, sur la plage, un enfant plein d'insouciance joue à la corde à sauter. Il est tellement absorbé par son jeu qu'il n'a même plus conscience d'exister.

Mais s'agit-il vraiment d'un enfant ?

Impossible de l'affirmer, car personne n'apparaê‘ directement dans le poème de Niji Fuyuno.

Toute l'étrangeté de ce haïku découle justement de cette absence, cet espace entièrement vide au centre du cercle de la corde à sauter.

Un espace silencieux, infiniment tranquille, contrastant avec l'agitation de la mer.

Un espace vaste et pur où aucun tourment, aucun conflit ne pourra jamais pénétrer.

Peut-on définir plus précisément ce vide ?

Peut-on en parler sans en briser le mystère ?

Voilà ce qu'en dit Lao Tseu dans son célèbre Tao Te King :
« Trente rayons convergents, réunis au moyeu, forment une roue ; mais c'est son vide central qui permet l'utilisation du char. Les vases sont faits d'argile, mais c'est grâce à leur vide que l'on peut s'en servir. Une maison est percée de portes et fenêtres, et c'est leur vide qui la rend habitable. »

De même, pour paraphraser Lao Tseu, on pourrait dire que c'est le vide au centre de la corde à sauter qui lui permet de tournoyer autour de notre corps.

Le vide est ce qui nous permet de jouer avec le monde, de traverser toutes les frontières, de danser entre terre et ciel.

Le vide est l'axe secret autour duquel tournoie librement notre coeur.

Yuku natsu no sudare o kakage nani mo mizu

L'été passe.
Je soulève un store
Je ne regarde rien.

Là encore, avec des mots très simples, Tae Kakimoto nous fait partager une expérience totalement vertigineuse.

Les saisons se succèdent, le temps s'écoule, inexorablement. La poétesse s'approche d'une fenêtre et soulève le store qui lui dissimule le monde extérieur.

Rien de précis n'attire son regard.

Rien de particulier ne capte son attention.

Silencieuse et immobile, Tae Kakimoto s'abandonne totalement à cette contemplation du rien.

Ce "rien" n'évoque ni la résignation, ni le désoeuvrement, ni le dégoût. Ce "rien" n'est pas triste, ennuyeux ou pénible à vivre. Je le perçois plutôt comme une grande légèreté d'être, une infinie disponibilité du coeur.

Nous touchons là du doigt un des mystères du haïku, qui ne cherche pas à combler le vide de notre vie, mais plutôt à nous délester du trop plein qui nous empêche d'être à l'écoute de tout. Un haïku existe, non par ce qu'il ajoute au monde, mais par ce qu'il ôte à la pesanteur de notre esprit.

Sabishii zo hitori go-hon no yubi o hiraite miru

Tellement seul
J'ouvre pour voir
Mes cinq doigts

Ne pas se laisser piéger par la soi-disant banalité des choses, contempler intensément ce qui se trouve autour de nous, ouvrir en grand les portes de notre coeur, voilà l'expérience à laquelle nous invite également Hôsaï Ozaki.

Il suffit de soulever le store de notre indifférence et soudain la vie se déploie dans toute sa fraîcheur.

Même l'extrême solitude ou la mélancolie peuvent alors avoir quelque chose de vif, d'infiniment vivifiant et vigoureux.

Même les choses les plus habituelles, les plus ordinaires (comme les cinq doigts d'une main) peuvent soudain nous apparaître sous un jour neuf et ahurissant.

Dernièrement, j'ai ressenti une émotion de ce genre en lisant le journal intime d'Etty Hillesum. Nous sommes en 1942, en pleine guerre. Etty Hillesum est une jeune femme hollandaise de seulement 28 ans. Elle périra un an plus tard en déportation. Et pourtant, au coeur-même de la tourmente, elle ne cesse de célébrer le mystère du monde :
« Cet après-midi, regardé des estampes japonaises avec Glassner. Frappée d'une évidence soudaine : c'est ainsi que je veux écrire. Avec autant d'espace autour de peu de mots. Je hais l'excès de mots. Je voudrais n'écrire que des mots insérés organiquement dans un grand silence, et non des mots qui ne sont là que pour dominer et déchirer ce silence. En réalité les mots doivent accentuer le silence. Comme cette estampe avec une branche fleurie dans un angle inférieur. Quelques coups de pinceau délicats - mais quel rendu dans le plus infime détail ! - et tout autour un grand espace, non pas un vide, disons plutôt : un espace inspiré. Je hais l'accumulation des mots. Il faut si peu de mots pour dire les quelques grandes choses qui comptent dans la vie. Si j'écris un jour (et qu'écrirai-je au juste ?) je voudrais tracer ainsi quelques mots au pinceau sur un grand fond de silence. Et il sera plus difficile de représenter ce silence, d'animer ce blanc, que de trouver les mots. » (*)

Je ne sais pas si, avant sa mort, Etty Hillesum a eu le temps de découvrir l'art du haïku, mais à l'évidence, elle aurait aimé cette forme de poésie qui ne cherche pas à dominer le silence, mais à se fondre en lui.

« J'ai l'impression, jour après jour, d'être mise à fondre dans un grand creuset, et pourtant d'en ressortir chaque fois », écrivait encore Etty. (*)

Derrière ma fenêtre qui s'ouvre sur les toits parisiens, la petite robe bleue est toujours en train de frissonner dans le vent.

Le temps s'écoule, le temps s'enfuit, et pourtant, le silence du monde demeure pur et intact.

Tout au fond de notre coeur, comme au centre du cercle de la corde à sauter, s'étend un vide sans limite, un espace sans frontière, qui est à la fois partout et nulle part.

Ce territoire n'est ni au Japon, ni en France, il fait corps avec toute la Terre, tout l'univers.

C'est le point invisible à partir duquel jaillit toute création.

Le point zéro.

La cime de la conscience où le film de notre vie défile en permanence.

Nous retrouvons ce point central dans un poème de Seïshi Yamaguchi qui me touche particulièrement :

Katatsumuri uzu no owari ni ten o utsu

Point final
De l'escargot
Au milieu de sa coquille

Ce "point final" au centre de la coquille de l'escargot est aussi son point d'origine. Car c'est à partir de ce point fixe que le mollusque a bâti peu à peu la spirale de son habitacle.

Spirale de la vie qui se déroule sans fin...

Spirale des formes qui se déploient et finissent tôt ou tard par s'évaporer...

Pourtant, à tout moment, il nous est possible de rebrousser chemin, de rejoindre cet axe immobile, ce centre de gravité où tout s'enracine...

Natsu giri ga kutsu no katachi de kuru asa ka

Matin d'été
La masse de vapeur qui vient
A la forme d'une chaussure

Ce poème de Ryu Yotsuya est un petit bijou d'étrangeté.

Tout le monde le sait, les chaussures sont fort utiles pour l'homme dit "civilisé" : elles lui permettent d'arpenter le monde solide. Mais à quoi peut donc servir un nuage de vapeur en forme de chaussure ?

Permet-il de marcher, de gambader au milieu du vide ?

Qui nous le dira ?

D'une manière subtile et humoristique, Ryu Yotsuya nous invite à explorer cette autre rive, ce vide sans formes qui peut revêtir toutes les formes - y compris celle d'une chaussure.

C'est ainsi, le vide a envie de s'amuser avec nous.

Le vide (et ses volutes insaisissables) n'attend que nous pour se dévoiler.

Essayons de nous en approcher le coeur totalement ouvert.

Alors, qui sait, nous aurons peut-être de petites surprises ?


Thierry CAZALS
(Juin 2000)


(*) Une vie bouleversée, journal d'Etty Hillesum (1941-1943), édition du Seuil, Paris.

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