THE NORTH AMERICAN BEAT
haïkus d'Amérique du Nord

Jean-Louis Bouzou
(Hyères, France)

Lorsque Niji et Ryu m'ont demandé d'écrire mes impressions à propos des haïku de poètes d'Amérique du Nord - publiés dans l'anthologie " Haïku sans frontières " - je me suis demandé dans un premier temps si ça ne serait pas enlever du plaisir au futur lecteur en l'orientant avec mes impressions ; puis en tenant compte du fait que nous serions plusieurs lecteurs de pays, de cultures et de vécus différents, je me suis dit que bien au contraire Niji et Ryu avaient eu là une excellente idée et que les images, les émotions ressenties par ces différents lecteurs seraient amusantes à comparer.

L'Amérique du Nord avec des poètes comme Jack Kerouac, Gary Snyder, Allen Ginsberg, etc. - porte-paroles de la Beat Generation - a joué un grand rôle dans la découverte par l'occident de la poésie japonaise et du Zen.
Ce mouvement a influencé et continue d'influencer nombre de poètes - dont je pense, les auteurs des haïku ci-dessous...

***

Suezan Aikins (Canada anglais)

Ècrire des haïku érotiques n'est pas un exercice facile ; quelquefois les auteurs sont trop descriptifs et leurs poèmes sont à la limite de la vulgarité - voire de la pornographie. Ce n'est pas du tout le cas avec Suezan Aikins - qui dans les deux poèmes suivants fait preuve d'une très grande sensualité.

backseat silence
his hand a little higher
at the red light

 

silence sur la banquette arrière
sa main monte un peu
au feu rouge


C'est là pour chacun d'entre nous, toute l'atmosphère de l'adolescence, celle des premiers jeux amoureux.

C'est un vendredi ou un samedi soir, une virée entre amis ; un couple est assis devant, un autre, à l'arrière. La voiture traverse la ville pour aller dans un endroit romantique où flirter - peut-être le sommet d'une colline qui domine la ville et ses lumières. Surpris de ne plus rien entendre, le conducteur jette un coup d'oeil dans le rétroviseur intérieur, il voit le couple derrière qui s'embrasse et commence à flirter.

Ces trois lignes me replonge dans l'ambiance de films ou de séries américaines comme American Graffiti et Happy Days.

a long sigh -
moonlight glistens on
swollen teats

 

un long soupir -
le clair de lune brille sur
des mamelons gonflés


Ce poème est la suite du précédent. Nous sommes de plus en plus voyeurs...

De la voiture isolée sur la colline, s'échappent des gémissements ; un coup d'oeil à l'intérieur de celle-ci révèle grâce à la lumière fragile du clair de lune, la poitrine dénudée et gonflée d'amour de l'adolescente flirtante.

thunder closer -
the warmth of his hand
Into my bones

 

le tonnerre se rapproche -
la chaleur de sa main
me pénètre jusqu'aux os


Un haïku tendre - plein d'amour maternel et filial.

La mère et la fillette sont debout dans la chambre, main dans la main ; elles regardent en silence tomber la pluie qui frappe de plus en plus violemment la vitre, les éclairs déchirent le ciel, illuminant la chambre, suivis de plus en plus rapidement par le tonnerre de plus en plus fort ; à chaque nouveau coup de tonnerre la fillette serre très fort la main de sa mère pour finir par se blottir contre elle - comme un petit animal apeuré.


Marshall Hryciuk (Canada anglais)

gesticulating
the big sake bottle
tight off the table

 

grands gestes
la grosse bouteille de saké
tombe de la table


À la lecture de ce poème c'est l'amitié, la camaraderie, la gaieté et la jeunesse qui me viennent à l'esprit.

Je vois un groupe de bons amis dînant dans un restaurant japonais pour fêter un heureux événement (un anniversaire, une promotion, des fiançailles, le futur mariage de l'un d'entre eux, etc.). Au fur et à mesure du repas copieusement arrosé, les langues se délient, l'ambiance devient très familière ; la salle résonne de rires ; l'un des convives échauffé par le saké raconte une histoire, il fait de grands gestes et renverse la bouteille qui est près de lui...


Ruby SPRIGGS (Canada anglais)

Les poèmes de Ruby Spriggs sont empreints du lâcher-prise cher au bouddhisme. L'auteur s'abandonne totalement à l'instant présent : la visite d'une mouche, le parfum envoûtant d'une fleur..

in the heat
a fly studies my freckles
I let it

 

dans la chaleur
une mouche étudie mes tâches de rousseur
je la laisse faire


Ce poème me chatouille.

Je me vois, l'été, me reposant sur une chaise longue sur la terrasse ; sous mes lunettes de soleil, mes yeux sont fermés ; je ressens le plaisir de la chaude caresse du soleil sur ma peau ; soudain quelque chose chatouille ma joue ; j'ouvre les yeux et aperçois une mouche qui se promène près de mon nez. Sachant que bouger la tête pour la faire partir ne servira à rien - car elle reviendra, j'y renonce ; mes yeux se referment.

stepping outside
forgetting the reason
lilas scent

 

je sors de la maison
en oublie la raison
parfum de lilas


Un pur moment de bonheur... l'éternité dans l'instant... Le coeur qui l'emporte sur la raison. La senteur du lilas est si présente qu'elle efface toute pensée, créant une pause dans le mental... à cet instant précis plus rien n'existe, n'a de sens - excepté le parfum de cette fleur.


Gary GAY (Ètats-Unis)

La poésie de Gary Gay, c'est l'amour de la nature - si chère aux transcendantalistes comme Walt Whitman ou à des haïkistes comme Bashô, Issa, etc. C'est l'homme exalté, émerveillé devant la beauté de la nature.

The trail forks
Taking the one
with wild flowers

 

Croisée de sentiers
je prends celui
des fleurs sauvages


C'est une envie de solitude, de nature vierge - sans l'ordre imposé par l'homme. Entre le chemin aux massifs de fleurs bien délimités, aux couleurs choisies qui mène vers la ville et le sentier bordé d'une mosaïque de fleurs sauvages qui va vers les collines, il ne faut pas hésiter !


James W. Hackett (Ètats-Unis)

L'un des haïkistes les plus connus. Jack Kerouac le considérait l'égal des grand maîtres japonais.

Le poème suivant est l'un de mes préférés :

searching on the wind
the hawk's cry...
is the shape of its beak

 

sondant le vent,
le cri du faucon n'a-t-il pas
la forme de son bec


Dans la montagne calme, le faucon trace des cercles au-dessus de nous et puis soudain il y a son cri, aigu, perçant le silence... qui domine tout.


Elizabeth S. Lamb (Etats-Unis)

pausing
halfway up the stair -
white chrysanthemums

 

une pause
au milieu de l'escalier
chrysanthèmes blancs


Un escalier n'est qu'une transition, un lieu de passage, quelque chose qui se situe entre deux moments de vie et qui d'habitude n'a pas vraiment grand intérêt ; pour qu'une personne s'y arrête, y demeure, alors que son esprit est soit dans le passé (la pièce d'où il vient) soit dans le futur (la pièce où il va), il faut quelque chose de frappant, de captivant qui l'ancre dans le présent - en l'occurrence c'est ici le parfum puis la couleur blanche envoûtante de ces chrysanthèmes...

deep into this world
of Monet water lilies
no sound...

 

plongé dans le monde
des nénuphars de Monet
aucun bruit...


Connaissant les tableaux des Nymphéas de Monet - ce haïku me touche tout particulièrement... Ces tableaux-là sont très colorés ; ils ont amenés Claude Monet à la limite de l'art abstrait ; celui qui les contemple n'est plus qu'un oeil et la contemplation du tableau occupe tout l'esprit.


Célyne Fortin (Canada français)

j'entends ma voix mais
quelle est cette femme que
le miroir renvoie


Toujours étrange ce déphasage que l'on perçoit entre l'intérieur et l'extérieur, l'invisible et le visible, l'éternel et l'éphémère... l'âme et le corps...


Carol Lebel (Canada français)

soir de lancement
trois ans de solitude
ce mince recueil


Lorsque l'on est dans la création d'une oeuvre, il n'y a aucune place pour la pensée, on agit avec le coeur ; le monde se réduit à l'oeuvre ; on se trouve dans une autre dimension où le temps n'a pas d'importance - mais dès que l'oeuvre est finie, l'esprit, à nouveau, s'ouvre au monde extérieur, à la raison, cherchant une reconnaissance, une justification - et c'est alors une phase de doute qui s'installe pour l'artiste : " Ce que j'ai fait... tous mes efforts, mes sacrifices, le temps passé... cela en valait-il la peine ? ".


Robert Mélançon (Canada français)

un vieil homme promène
à pats lents, un vieux chien
dans la pluie de 8 heures


Une image de fin de vie, qui fait partie de notre quotidien ; image de solitude et de tristesse de cet homme esseulé peut-être par la perte de sa compagne, par l'abandon des enfants partis créer chacun à leur tour leur propre famille et qui ne trouve plus pour partager sa vie que ce chien. Une solitude à deux.

***

J'ai eu grand plaisir à relire ces auteurs d'Amérique du Nord et beaucoup d'autres que je n'ai pas cités ici - étant limité par un nombre de pages.

Aujourd'hui encore, les poètes nord-américains jouent encore un rôle non négligeable comme vecteurs de poésie - je pense tout particulièrement à André Duhaime qui depuis quelques années, en faisant partager sa passion pour le haïku, en créant notamment le site internet - puis le livre - : " Haïku sans frontières " a fait découvrir les différentes formes de la poésie japonaise à de nombreux poètes francophones - dont je fais partie. Qu'il en soit remercié, ici !

Jean-Louis Bouzou
http://www.multimania.com/jbouzou/carpediem/


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